LA DERNIERE FUGITIVE, Tracy Chevalier (2013)

Publié le 2 Avril 2014

LA DERNIERE FUGITIVE, Tracy Chevalier (2013)

Quand littéraire rime avec Quaker

Le monde des Quakers* n’a rien de la de la scintillante Renaissance italienne ou des trépidantes aventures chevaleresques ! Point d’héroïsme, point de passion dans ce monde puritain régi par le silence et le décalogue. Rien ne semblerait pouvoir se produire dans ce monde où il est interdit de jurer, de cracher, de boire, de porter des couleurs… C’est pourtant au sein de ce cadre monotone que Tracy Chevalier a choisi de bâtir sa trame. Honor Brighton est une timide quaker britannique. Son destin semblait tout tracé et devait ressembler à celui de n’importe quelle Amie : épouser Samuel et confectionner des patchworks. Ce paisible avenir vers lequel elle pensait s’acheminer s’est pourtant brisé le jour où ce sérieux fiancé que la communauté lui avait désigné, décida de s’enfuir au bras d’une autre. Où tout a pris un goût amer d’humiliation et de peine. Sur les pas de ses ancêtres les Pilgrim Fathers, Honor entend faire table rase du passé et prendre un nouveau départ au Nouveau Monde. Ce sont pourtant bien des désillusions qui l’attendent de l’autre côté de l’Atlantique : la mort de sa sœur terrassée en chemin par le typhus, la tolérance d’un beau-frère réticent à l’accueillir, les persécutions d’une vieille fille, un mariage de raison et le mépris d’une belle famille. Jeune, seule et incomprise au large de sa terre natale, Honor Brighton a maintenant tout d’une héroïne romanesque. Tout ? Non, il lui manque encore le piquant d’une aventure que va lui incarner Donovan. Etre sauvage à l’insolence troublante, il est la passion interdite, celui que sa foi la condamne à éprouver sans le vivre, car entre eux s’hérissent les barrières de la communauté. Chasseur d’esclaves à l’énergie redoutable, il est aussi la lutte. Comme beaucoup d’Américains du XVIII° siècle, il pourchasse les esclaves en fuite pour les rendre aux propriétaires de plantations. Fidèle aux valeurs fraternelles des Quakers, Honor prône avant l’heure l’abolition de l’esclavage et se rebelle contre tant d’acharnement. Sa discrétion va devenir une arme pour braver la loi, sa famille et son amant en prêtant assistance aux esclaves de passage dans l’Ohio. Celui qu’elle aime foule donc aux pieds ce qu’elle croit. Son perpétuel va et vient entre son union raisonnable et sa passion maudite, ses sentiments et ses valeurs, tissent la destinée romanesque de celle qu’on appellera « la dernière fugitive ». Ce topos du dilemme romanesque est renouvelé par un cadre quaker inhabituel : la routine puritaine est un moyen de détourner l’attention du lecteur des faits et gestes de personnages vers le tumulte de leurs sensations et pensées, où se joue l’essentiel de l’intrigue.

Les préludes de l’abolition de l’esclavage

-18 décembre 1865 ? -Abolition de l’esclavage aux Etats-Unis, M’sieur ! Personne n’ignore cette date emblématique, mais qui en connait la genèse ? Car ce 13ème amendement n’est pas seulement le combat d’un homme : Abraham Lincoln ; c’est la victoire de tout un milieu, celui dont il est issu : les Quakers. Au nom de la Fraternité qu’ils ont érigé en idéal, ces puristes sont les premiers à avoir condamné la pratique de l’esclavage. Défiant la loi et les chasseurs d’esclaves, des générations puritaines se sont relayées pour porter le mouvement abolitionniste, cacher les esclaves en fuite, les aider à franchir la frontière pour rejoindre les terres libres du Canada… Les pages de ce roman historique restituent les dernières années de ce combat de longue haleine. Nous sommes en 1850, dans l’Ohio : dans quinze ans, sera ratifié l’amendement qui changera la face de l’Amérique, et pourtant rien ne laisse présager cette prochaine victoire des droits de l’homme dans cet Etat sillonné par les chasseurs d’esclaves où les hommes meurent pour avoir secouru…

*Qui sont les Quakers ? On nomme Quakers les membres d’une secte à tendance puritaine fondé en 1640 en Angleterre par George Fox. Leur nom officiel est la Société religieuse des Amis. Ils sont couramment appelés les « Quakers » (les trembleurs) en référence à la parole de l’écriture qui recommande au de trembler devant Dieu.

Un « patchwork » littéraire

Le récit accorde une place étonnamment importante à un objet qui intrigue nos mentalités contemporaines : le patchwork ! Le roman s’ouvre par exemple d’ores et déjà sur l’évocation du patchwork de l’amitié qu’Honor vient de recevoir en cadeau de départ par ses proches de Bridport. Ce mot ne signifiait sans doute rien pour vous, et l’image qui y correspond ne vous évoque assurément rien d’autre qu’une couverture plus colorée que les autres. Eh bien détrompez-vous, prosaïques consommateurs : cet assemblage de morceaux de tissu peut aller bien au-delà de sa fonction utilitaire. Pour les femmes quakers, il représente ni plus ni moins le divertissement majeur de toute une vie: lorsqu’elles ont accompli leurs tâches ménagères ou assisté aux Réunions des Amis, les quakers ne bavardent pas, elles ne dessinent pas, ne jouent pas de musique… Elles cousent des patchworks ; comme c’est là l’unique instant où leur est concédé le droit de laisser libre cours fantaisiste, chaque patchwork concentre donc toute leur créativité, et donne lieu à de véritables petits chefs-d’œuvre sur lesquels s’attarde Tracy Chevalier. Objet de descriptions détaillées, ressources métaphoriques et enjeux de luttes entre les protagonistes, le patchwork s’impose tout aussi bien au cœur des passages descriptifs, poétiques ou narratifs du roman.

Chaque patchwork contient l’histoire d’une vie dans la mesure où il marque une étape décisive de celle qui le reçoit en cadeau (naissance, mariage, départ) et ponctuent tous les moments de loisirs de celles qui le confectionnent. Là où les patchworks sont des sortes de « romans cousus à la main », ce roman est une sorte de « patchwork littéraire ». C’est ce qui constitue toute l’originalité de son style. Rappelons-le : un patchwork est une technique de couture qui consiste à assembler plusieurs morceaux de tissus d’étoffes, de formes et de couleurs différentes pour former un seul ouvrage. C’est exactement de cette manière que s’y est prise l’auteur pour bâtir son roman.

Elle assemble plusieurs morceaux d’étoffes différentes : ses personnages revêtent des nuances si diverses qu’aucun ne semble taillé dans le même matériau : Honor est une pièce délicate et soyeuse qui s’accorde pourtant ici parfaitement avec la brute rudesse du « chasseur d’esclaves » Donovan ; l’acariâtre Abigail agace autant que le crin irrite, mais elle n’en est pas moins la voisine de la douce et solide Madame Reed…

Elle assemble plusieurs morceaux de formes différentes en jouant avec les genres littéraires: à mi-chemin entre le narratif et l’épistolaire, son roman est un égal partage entre le récit des aventures d’Honor et la fidèle correspondance qu’elle tient avec ses amis de Bridport.

Elle assemble plusieurs morceaux de couleurs différentes qui sont celles de l’exotisme américain, dans cet Ohio où les Noirs vivent parmi les Blancs, où l’éclat des maïs jaunes illumine les vies monotones, où les baies multicolores poussent à l’orée des forêts menaçantes… Dans ce monotone milieu puritain,

368 pages- 22 euros

Rédigé par Rastignac

Publié dans #Littéraire

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