LES MAXIMES, La Rochefoucauld (1665)

Publié le 26 Mai 2014

LES MAXIMES, La Rochefoucauld (1665)

Dans un grenier, par un mois de décembre, j'ai retrouvé, enfoui sous la poussière, une reliure dorée. Dévoré par les rats, un vieux bouquin cachait sur des pages jaunies un trésor oublié, et parfois dénigré : celui des Maximes de La Rochefoucauld. Je me suis fait rat, à mon tour, pour dévorer ces pages où une réflexion sans fil explose en des formules si fines et ciselées, les maximes. Et ces maximes pointent l'hypocrisie d'un siècle, mais comme ce siècle voulut être plus que tout autre universel, ces maximes dénoncent l'hypocrisie de l'homme du monde, celle des vices déguisés qui passent pour vertus.

L'hypocrite, selon le latin, est le masque qui recouvre le visage de l'histrion. Au XIIe siècle, l'hypocrisie est davantage un caractère, celui du manque de sincérité. L'hypocrisie, selon Furetière, est « un déguisement en matière de dévotion ou de vertu. On cache bien des méchancetés sous le voile de l'hypocrisie. Le plus grand de tous les vices est l’hypocrisie. »

Vice de théâtre, il est, selon La Rochefoucauld, le principal vice qui frappe ce monde de la Cour, ce monde de Grands, ce théâtre mondain. Il est cette tentative de vouloir paraître vertueux sans l’être, de porter un masque esthétique sans souscrire à son éthique, un masque de pure forme, et sans la profondeur que ses vertus exigent…

Or, ce que ciselle dans ses Maximes La Rochefoucauld n'est pas l'argumentaire, il n'écrit pas un essai. Ce qu'il ciselle ici est la formule. Paradoxe, donc, car si La Rochefoucauld dénonce avec un grand sens de l’esthétique celle de ses contemporains, la peinture qu'il en fait en est si pessimiste qu'il semble parfois désespérer de toute réalité éthique. Ainsi, le prince de Marcillac, qui se propose de dénoncer tout le fonds de Vices qui sécrète une Vertu apparente, offre lui-même une pensée où la beauté de la langue n’a d’égale que l’amertume des Maximes… Que faut-il donc comprendre ? Qu'il déplore la distance hypocrite entre ce que sont les hommes et ce qu'ils paraissent être ou que La Rochefoucauld s'attaque à des conventions, qui désormais sont creuses, si creuses qu'elles sont pour lui l'objet d'un galant jeu, jeu littéraire, celui des maximes ?

Hypocrisie : l’art du masque

Les bals masqués sont extrêmement en vogue à la cour dans la seconde moitié du XVIIème, ils sont l'illustration de la nécessité du masque, de l'apparence du bien dans le jeu social et les salons. Selon le moraliste, le Grand Siècle est un siècle du paraître qui, à défaut de pouvoir accéder au bien moral, tente d'avoir l'air d'en être pourvu. Ses vertus sont dénoncées comme des artifices extérieurs, des masques, là pour masquer le vide moral, puisque « nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés ». La fin de la maxime 233 qui évoque « la honte de ne pleurer pas » raconte cette nécessité de faire montre d'affliction, de paraître moralement bon, « conforme à ce que la situation et la bienséance exigent ».

Ainsi, l’homme développe-t-il trois sortes d’hypocrisie, une qui lui permette de masquer son amour-propre, l’autre qui lui offre la possibilité de cacher sa vanité, et la troisième qui lui permette de servir ses intérêts. Mais, paradoxalement, La Rochefoucauld développe lui aussi une certaine forme de paraître. Vus le travail et les retouches effectuées sur le texte, au fil des éditions, celui-ci a cultivé une obsession, celle de la forme.

Séduire par l’écriture

Cette passion du moraliste pour la formule trouve un début d’explication quand La Fontaine dédie la fable « l'homme et son image » au duc de La Rochefoucauld. Il y met en scène un homme, sous la forme d'un narcisse, qui évite à tout prix la vérité que lui renvoient les miroirs, jusqu'à ce qu'il contemple un canal: les maximes, qui le captivent…

Il s’y voit, il se fâche, et ses yeux irrités

Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau ;

Mais quoi ? Le canal est si beau

Qu’il ne le quitte qu’avec peine.

Ainsi La Fontaine semble avoir compris, comme La Rochefoucauld avant lui, la nécessité de frapper le lecteur par l'esthétique même de l'œuvre pour lui infuser le sens de celle-ci. Dans cette optique la forme de la maxime est utilisée au mieux par La Rochefoucauld. Il ne s'agit plus de convaincre par des raisonnements logiques et ordonnés selon les lois de la rhétorique, mais de captiver le lecteur par la perfection de la Forme, de le charmer.

C'est ce à quoi La Rochefoucauld, à qui il arrivait de supprimer une maxime plutôt que de la retenir bancale, s'attelle. Il s'agit d'atteindre une perfection du style dans le genre même de la maxime, c'est à dire par la concision et la synthèse. Un jet bref, une plume nerveuse, élégante et alerte. Chaque maxime se suffit, et loin d’écrire un essai, logiquement organisé, La Rochefoucauld prend le parti de la discontinuité. Il est en rupture avec son époque : c’est pour mieux vous charmer, mon enfant…

Style contre style de vie

Le style moral se montre doublement menteur, menteur dans l’œuvre et menteur dans la réalité. Dans l’œuvre, la plume est claire et la pensée bien pessimiste. Dans le monde, les masques sont vertueux et les cœurs corrompus. Le style de l’œuvre prend le style du monde à son propre piège : les Maximes imitent la structure d’une Cour qu’elles dénoncent.

La Rochefoucauld semble écrire selon l’allégorie de la caverne. Si cette œuvre veut être plus qu’un simple constat, plus qu’une simple mimésis d’un monde qu’elle exècre, si elle porte un message, c’est bien celui du passage du monde sensible qui ment à celui du monde des Idées, où se trouvent le Vrai et surtout le Bien. Les Maximes, par leur style, y mènent, en dénonçant un autre style qui lui, en éloigne.

La Rochefoucauld adhère à l'idéal de beauté pure, de beauté en soi, qu'il tente d'obtenir dans l'écriture elle-même, idéal auquel Platon (encore lui) fait référence dans Le Banquet en disant: « si la vie vaut la peine d'être vécue, c'est à ce moment où l'homme contemple la beauté en soi ». Cette beauté en soi est celle des Maximes, formules courtes de beauté sublimée qui permettent de faire réfléchir l'homme, lui faire entendre le fond de son âme.

Et si demain un jeune littéraire, auteur par passion, voulait saisir en quelques sentences la corruption de ce monde qui se cache derrière une correction de façade, peut-être faudrait-il qu'il s'inspire de La Rochefoucauld, et soigne particulièrement son style pour faire admirer afin de faire réfléchir, car en cela, cet auteur, que vous pensiez si anodin, a influencé le style de tout un siècle. Mon souhait en achevant ces lignes est qu'un nouveau prince de Marcillac ressuscite la littérature française…

Rédigé par Balthazar Claës

Publié dans #Littéraire

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